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Malnutrition musicale

par LeBeauSon - Janvier 2021


Alors que nous étions arrêtés à un feu rouge dans une jolie petite ville, vitres grandes ouvertes, un adolescent sur son VTT nous double nonchalamment. Je l’avais entendu arriver car il était précédé de vagissements probablement issus d’un smartphone…

Au moment où il passe, j’aperçois dans sa main posée sur le guidon une mini enceinte rouge JBL et comprends plusieurs longues secondes d’interrogation après son passage que les vagissements, c’était Billie Eilish !!!! MA Billie Eilish adorée !

Sacrilège !

 

Démarrer en trombe et aller filer deux gifles au morveux ?

Non évidemment…

… il était plus costaud que moi…

… Mais quand même…

 

C’est vrai, quoi : que ceux qui se gavent de rap ou technos diverses consomment leurs idoles interchangeables sur ce genre de machin gros comme deux paquets de clopes qui revendique un « grand son » (et parfois un gros son !), à la rigueur…

Mais le monument international qu’est ”when we all feel asleep, where do we go ?” dont le compte en streaming se compte en milliards ??? Non, s’il vous plaît, non… Un peu de respect…

Dessin Malbouffe 04.2 copie

 

Bon, je vais relativiser tout ça, bien sûr.

 

Ne serait-ce qu’en précisant qu’une flopée d’artistes du hip-hop soignent leur production et méritent mieux qu’un son de casserole à l’arrivée.

Parce que là, typiquement, la cacophonie nasillarde étroite et projetée par la petite enceinte pourtant issue d’un grand nom de la haute-fidélité et du monde professionnel était pire que les petits postes de radio autonomes MO/GO (pour les très jeunes : Moyennes Ondes / Grandes Ondes, avant la FM, c’est dire…) de mes parents, style Optalix.

L’exemple de Billie Eilish est particulièrement intéressant quand on sait que, par ailleurs, elle a vendu pas loin de 200 000 vinyles, qui représentent une approche radicalement différente de la perception sonore face à l’acceptation de la bouillie sur ces bidules connectés ou équivalents. Même si le vinyle, issu du numérique, est loin d’être une référence qualitative, techniquement, c’est l’intention (et l’attention) qui compte.

Alors Billie Eilish, Star du streaming, vedette vénérée, bouffée d’oxygène pourtant parfois limite anxiogène pour diverses générations, songeons à l’acte artistique : il est quand même dommage de savoir que la plupart des adulateurs de la demoiselle qui amoncelle les records n’entendent, ne comprennent, ne survolent qu’une part infime de l’immense chef-d’œuvre - sensibilité nostalgique, inventivité, subtilité de cœur et de tons, bref de production léchée sans une once de surcharge, d’inutile, ou la moindre faute de goût - qu’est l’album de la gamine et son frangin, et ne vibrent qu’à la surface d’un océan pourtant hadal de création.

 

Est-ce grave ?

Au premier degré, non ; on peut toujours rapporter quelque plainte que ce soit à sa valeur : 190 morts, 6000 blessés et des centaines de milliers de sans-abris à Beyrouth, c’est grave.

Mais une fois que j’ai énoncé un truisme de mauvaise conscience, je peux aussi décider de nier l’importance de l’art dans la survie de la planète.

Alors, oui, c’est grave. C’est grave si tous ceux qui s’arrêtent à l’écoute d’artistes talentueux - minutieux et attentifs, respectueux de leur public - sur des enceintes d’ordinateur (ou des barres de son, des baladeurs (en reconnaissant que certains de ces objets ne sont pas mauvais, certes, mais quand même) et écouteurs intra-auriculaires, ou même sur des machins un peu moins réducteurs très à la mode de style Pearl ou Reactor), ne comprennent pas que, ainsi, ils ne respectent pas leurs idoles en retour.

Tout le monde a accusé d’un doigt comminatoire le MP3. Hélas non pas en regardant la cible, mais le bout du doigt. Car prétendre désormais respecter la liberté dynamique et expansive de fichiers Haute Résolution ou DSD vagis en mono par une gamelle plus petite qu’un livre de poche et coûtant moins cher que celui-ci n’est pas une gageure mais un foutage de gueule éhonté.

Sur les petites enceintes connectées ou non, autonomes ou non, ou censées améliorer le son d’un ordinateur, on perçoit à la rigueur la base mélodique, quelques incertaines sonorités environnantes du domaine du bruit ou du bêlement. Et c’est tout. Interprétations, ivresse de la narration, intentions, jeux, textes, intelligence ou subtilité des arrangements et mixages, mieux vaut oublier. Autrement dit, sauf à ne vivre ses émotions que par symbiose générationnelle, on retranche toute la part expressive de la musique.

 

Dessin Malbouffe 02.2

 

Bien sûr, on pourra espérer un petit plus en grimpant de quelques décilitres pour atteindre les volumes de mini-enceintes connectées ou non - culture consumériste amorcée par « Bouse » il y a deux décennies -  de type EC Living, Bluesound Pulse, Naim Mu-so, Dynaudio Music 5 ou 7, Zeppelin, Phantom Reactor* etc. Oui effectivement le son grandit, prend de l’ampleur, mais sans aller vers l’essentiel : l’humain, le goût, les saveurs, le sens artistique : du bruit amélioré, moins bon que le son en bagnole, c’est dire.

Ouch… là encore je vois grandir la marée d’exaspération exprimant combien le son en voiture peut être excellent !

 

Sérieusement ?

Vous avez déjà écouté le son d’un système Naim dans une Bentley, ou Burmester dans une Bugatti ou une AMG ? La seule question est le conflit entre les rugissements rauques des moteurs et la vulgarité musicale. C’est d’autant plus débile que ça ne de sens qu’à l’arrêt. Oui, bon, pas dans une Bentley.

Cependant, je vous l’accorde, dans certaines tutures (soyons honnêtes : la bagnole reste du domaine de l’enfance, non ?), on repousse nettement la qualité sonore par rapport aux enceintes nomades ou multi-room ou je ne sais quoi. Mais à quel prix là encore ?

Et quand bien même : lors d’un week-end récent, j’ai écouté un morceau de ma « playlist voiture » dans un (SUV) Alfa Romeo Stelvio – dont, soit dit en passant, la qualité de reproduction sonore est plutôt bonne – un morceau de rock industriel trapu, de nuit, à niveau élevé et je me disais que j’éprouvais des sensations, physiques et des détails sonores que je n’avais pas en reproduction sur une chaîne !

En rentrant at home, j’ai voulu vérifier. Si, côté sensations stomacales (à considérer le niveau d’écoute sur ce morceau précis ce soir-là dans le SUV), ce n’était pas tout à fait comparable (j’ai des voisins tout de même), pour le reste, et notamment toute la richesse créative et l’implication poussée de musiciens puissants, il n’y avait aucune comparaison possible. Et c’est bien contradictoirement que j’ai constaté tout ce que j’avais perdu, pourtant immergé dans le cocon acoustique de l’habitacle de la belle italienne.

Or aucune des boites à sons plus ou moins connectées ne peuvent approcher les impacts, l’énergie et la précision que j’ai atteints dans ma bulle sur roues.

D’ailleurs, si on voulait inclure ces objets (je veux dire les bidules peu ou prou connectés) dans les critères habituels de nos tests (voir l’article « Diamonds are forever »), on devrait évidemment revoir notre base de référent et remplacer nos diamants par du plastoc, de l’oxyde de zirconium, ou à la rigueur du Zircon pour les meilleurs d’entre eux : pacotille et verroterie.

Toutes valeurs comparées, évidemment, car dans le domaine de ces gadgets voués au « consumérisme » musical, il y a des crans.

 

Aux petites enceintes BlueTousse à moins de 100 € qui broutent au bas de l’échelle, de l’ordre du mégaphone, criard et agressif, on décernerait quoi ? Un à deux « diamants » en plastique selon les modèles ?

Franchissons un cran avec des enceintes connectées de type EC Living ou Dynaudio Music (liste non limitative), on peut envisager d’obtenir une forme de scène sonore (à condition pour certaines d’en utiliser 2), quelques timbres, et même franchement, notamment avec des EC Living, une sorte de délicatesse de modulation. Mais bon, ça reste de la musique en conserve par opposition à une cuisine élaborée, même pas du niveau de la décongélation d’un plat de maître.

Un baladeur numérique évolué avec un beau casque permet bien évidemment de mieux distinguer des timbres, des écarts de modulation, des couches d’arrangements, une certaine précision des détails, une idée approximative de la dynamique, à défaut de dynamique fine et subtile (hélas : celle qui donne le frisson).

Mais ça reste une écoute au casque. Alors côté ressenti physique, vie rythmique, immersion jubilatoire, grain et présence organique, bah…

Et se cramer les oreilles par un niveau élevé ne change rien (suicide théoriquement impossible puisque ces appareils sont supposés inclure des limiteurs)

Bon, pas mal, soit, mais ce n’est quand même pas du Stax non plus, alors que le coût grimpe vite sur des joujoux luxueux de type Fiio, Astel&Kern, Cayin N8 (à tubes ! Quel gag !)

Allez, soyons honnêtes 2 à 5 « faux diams» en Zircon selon les modèles.

En intégrant qu’on atteint déjà des budgets qui avoisinent la composition d’une petite chaîne qualitative à condition d’être subtilement organisée qui pourra ajouter une composante organique minimale, une sensation de présence nettement moins distanciée avec les artistes…

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Un Phantom Devialet, d’accord c’est sympa, un vrai gros son puissant et impressionnant. Le grave revendiqué à 16 hz fait un peu sourire car en fait on entend une note unique et envahissante de grave couvrant un spectre large créant un gros son vulgaire, certainement pas de l’infra ni de la couleur. Mais il y a une large zone du spectre médian correctement exploitable.

A condition de ne pas attendre une justesse ou variété de timbres autre qu’approximatives, ni d’espérer une expression humaine autre qu’énergétique (oui, ça pousse, c’est vrai : pour danser dans une fête avec 50 personnes, rien à dire !). Je ne parle pas forcément de vouloir écouter des quatuors à cordes ; là, passez directement votre chemin, sauf à considérer que le son d’un piano Wurlitzer est fidèle à un Steinway.

Aussi, pour reprendre l’exemple de la Star de référence de l’article – Billie, bravo : il y a le monde d’avant et le monde d’après Billie -, toutes les sous modulations de voix, les sourires induits, les soupirs cachés, les finesses d’arrangements étonnamment délicates, tout ça, hop : à la trappe. Ne me dites pas non : j’en ai une paire ! De Phantom. En Silver.

Allez, soit : on attribuerait à la paire Phantom Silver, symbole de la mercatique et clairement d’une technologie remarquable, 2 de nos diamants orange, ce qui est déjà pas mal puisque c’est l’équivalent d’une chaîne quasi complète.

Curieusement d’ailleurs, pour reprendre l’exemple des EC Living en stéréo, on peut vaguement espérer un minimum de délicatesse sur des petites formations, une forme acceptable de plausibilité. On peut deviner les couleurs et la scène. Pas si mal. Pour moins cher qu’une paire de Phantom, là encore des diamants bleus sur ce critère, mais bon soyons limpides : la musique ne triomphe pas vraiment non plus. Et sitôt qu’on va charger un peu la mule (orchestre ou bonne grosse envolée électro ou rock un peu musclée), là, pour le compte, les Fanthome reprennent la main. Autrement dit : il faut choisir entre la proie et l’ombre.

Que de manques, que de privations, que de simplifications meurtrières, un mensonge même pas beau qui réinvente le son comme la cuisine sous plastique prétend conserver la noblesse d’un grand cuistot.

Imaginons un bœuf bourguignon réinterprété par un chef étoilé, l’instant de l’explosion en bouche, mille saveurs s’articulant dans un lent développement d’exploration, croisant un souvenir d’enfance, la préparation de grand-mère ou je ne sais qui, cher à sa nostalgie, bouquet émotionnel intense du souvenir des nuages de fumets dans la cuisine s’évaporant de l’antique cuisinière à bois, l’appétit soudain, l’imprégnation de soi.

Et bâfrons le même plat réduit à sa perception congrue sous carton, sous forme de bâtonnet, emballé vintage/avant-gardiste, dégorgeant un insipide goût unique, vaguement chimique, cousin lointain d’une infusion de Viandox réhydraté.

Dessin Malbouffe 01.2

Beaucoup de jeunes (et moins jeunes en fait, c’est plus culturel que générationnel) imaginent évidemment connaître le son véritable de leurs cultes musicaux par les sonos des boîtes de nuit, rave, DJ, ou les concerts de plus en plus nombreux et accessibles, les festivals, etc.

Hélas non, c’est pire, car la réception primitive d’un concert amplifié ou d’une boite de nuit est au moins aussi déformée par un gros son ravageur souvent vulgaire et simplificateur, vision déjà corrompue de la réalité du travail de leurs musiciens qui n’est pas que bourrin y compris dans le rap ou la techno, le métal ou n’importe quel type de musique d’ailleurs ; le talent ne s’arrête pas à des catégories. C’est l’illusion de savoir par le biais du souvenir d’autres formes de ressentis plus bruts ou directs qui devrait autoriser à s’arrêter en chemin dans son rapport à la musique reproduite ; s’arrêter en chemin, c’est passer à côté d’aspects essentiels, fondamentaux, fondateurs, souvent l’essence même de la création.

Oui bon : dans tous les genres de musique, il y a beaucoup de déchets qui ne méritent pas mon plaidoyer, je ne vais quand même pas non plus m’extasier sur… euh.

Par ailleurs, le concert n’est pas nécessairement le reflet de l’approche en studio ; l’exemple de Billie Eilish est là aussi particulièrement significatif : ses prestations scéniques ne cherchent absolument pas à reproduire l’infinie subtilité poétique, humoristique, distanciée, complexe et simplement humaine de son disque mais créent une communion plus simple, plus directe avec son public par ses qualités fulgurantes de chanteuse et une relation à ses fans qui relève de la mystique au point qu’on se demande s’ils n’obéiraient pas sur le chant (oh ?) si elle leur demandait de s’immoler !

Autrement dit, Billie Eilish, comme beaucoup de musiciens très pointus dans leur travail de production et post-production studio, livrent en public une facette différente de leur art, mais pas nécessairement supérieure ou plus significative. Différente. Il fallait être Prince pour réunir les deux et lui-même était très dépendant des qualités acoustiques des lieux, quels que soient les efforts des acousticiens et ingénieurs du son. A la limite, on peut considérer qu’un certain pan du jazz, joué dans des petites salles, échappe à cette statistique, d’autant que, par ailleurs, les jazzmen jouent souvent la même chose que sur l’album, si ce n’est la chronologie contraire : musique de scène d’abord gravée ensuite.

 

Et pourquoi j’insiste sur l’exemple de la petite perle des charts ?

 

D’abord parce que pour ne pas la connaître, il faut vivre dans une grotte au beau milieu de la Creuse, et surtout parce qu’elle a été pour « ma petite bande » - à savoir ceux qui viennent souvent découvrir des appareils ou accessoires chez moi - l’une des expériences les plus fascinantes de ces dernières années pour avoir écouté l’album sur des systèmes radicalement différents, et compris au fur et à mesure de la montée en qualité réelle, à quel point la richesse inouïe de la production pouvait être creusée, sondée, ressentie à des profondeurs passionnelles et périple en soi, par crans de plus en plus élevés de sublimation, au point de se retrouver tous à garder un long silence chargé d’émoi, de vibrations et de mélancolie émotionnelle après la dernière note plongeante de l’opus. Et même, franchement : d’engoncement en soi, exploration de ses doutes, ses rapports à la vie via l’art, comme toute apnée dans un musée, un concert, un dîner chez un étoilé (quand il n’est pas surfait), un livre ; je veux dire : de ces rares livres dont on sort secoué ou plus intelligent.

La consommation de la musique via des petits mensonges de technologie impossible, c’est confondre Marc Levy et Borgese ou estimer que l’adaptation cinématographique d’un roman en traduit autre chose qu’un axe limité de pensée. Lire « Under the Volcano » et le recevoir par la perception pourtant grandiose de John Huston ne contient pas la même profondeur métaphysique. Et croyez-moi, je fais honneur à la médiocrité de la reproduction sur des petits machins en comparant un chef d’œuvre absolu de la littérature à une adaptation si ce n’est aussi vaste mais en tout cas largement à la hauteur.

Soyons plus clairs alors : en reproduction d’automobiles il y a eu la grande époque de Dinky Toys et Norev. Mais ce n’était toujours pas des bagnoles. Pour autant, la musique par les bricoles de supermarché façon gadget du marketing tient plus du « cadeau » Kinder Surprise.

Je parle d’une musique de « gamins », mais ils sont loin d’être les seuls : j’ai connu des professeurs de musique ou des musiciens professionnels qui estiment qu’ils savent ! Et prétendent donc comprendre et apprécier quelque œuvre ou interprétation que ce soit sur une enceinte connectée à 200 balles ; puisqu’ils savent, transposent, devinent.

Mais oui bien sûr.

Mieux : j’ai connu un violoniste, alors musicien de rang, qui allait par son engagement et son travail devenir un soliste reconnu, avec un passage intéressant par la musique de chambre et qui, pourtant féru de haute-fidélité, restait bloqué sur des aprioris. Par exemple, comme quasiment tous les violonistes français (parce que, eux, vous comprenez, ils savent, encore des gens qui savent) les deux exemples qu’il cite en référents sont Milstein et Grumiaux. Bon, allez, d’accord, Oïstrakh parce que c’est quand même difficile à bouder. Mais Heifetz ? Pouah !

Lui détestait particulièrement Patricia Kopatchinskaja (elle n’a pas de technique !) et Anne-Sophie Mutter (elle en fait toujours trop !).

Un jour, il frappe sans avoir prévenu à la porte de chez moi (il y est le bienvenu) et, entendant le disque qui tournait, s’extasie : « quel jeu, c’est complètement extraordinaire ! C’est qui ?

- pas de bol mon ami : c’est ta chère copine, Anne-Sophie Mutter

- ça alors, je ne l’avais jamais entendue comme ça ! »

Et pourtant lui aime la haute-fidélité, c’est dire !

Mais bon, ça fait un moment que j’estime que les musiciens ne sont pas les meilleurs mélomanes. Lui par exemple et un certain nombre de ses collègues musiciens du rang que je côtoyais aussi estimaient que la musique de Mahler n’est pas très intéressante. Alors que Mozart, là oui !

Je me contentais de hausser les épaules face à leur confusion – ou simplification de pensée - entre le plaisir à jouer une partition et la perception d’une œuvre dans sa globalité, à se demander même s’ils l’avaient seulement écoutée.

Quant à un grand nombre de musiciens de jazz actuels, s’ils écoutaient la musique de leurs pairs encore imaginatifs mais surtout celle des anciens, ils éviteraient d’en faire.

Un ami artiste plasticien renommé, déjà d’un âge respectable, m’a dit un jour : « il faut reconnaître à ces jeunes générations que c’est dur d’être un artiste aujourd’hui : le 20ème siècle a tout produit. C’est probablement pour ça qu’ils affirment être artistes avant de savoir s’ils le sont ».

Il parlait d’arts plastiques, mais le point de vue vaut aussi pour la musique, je le crains.

Autrement dit, les raisons de passer à côté de quelques fondamentaux artistiques ou humains sont nombreuses.

Bien sûr, il ne s’agit pas de reprocher à qui que ce soit de ne pas acheter des chaînes stéréo qui coûtent un bras incluant la montre Richard Mille (côté technologie, on ne peut rien lui reprocher. Et la collection Bonbon porte doublement bien son nom !), mais au moins d’avoir conscience de tout ce à côté de quoi vous passez en vous arrêtant en route dans le rapport à l’artiste alors que, à défaut de pouvoir acheter un système de reproduction superlatif à l’instant T, vous le pourrez peut-être à T + 3 ou 4 ans.

Sauf à s’endormir sur l’acquis du mensonge mercatique, ou technologique, qui voudrait que, puisque c’est un stade donné de l’évolution de la technique qui permet aux artistes des productions sophistiquées, la même « avancée » technologique permet de vivre la qualité intégrale de l’art sur des bijoux miniatures bardés de diplômes, qui objectivement relèvent de la prouesse, certes. Mais, les lois de la physique ne sont pas encore contournées pour autant. Aussi ne peut-on attendre le même résultat d’un baladeur Shanling M6 Pro (un excellent produit, je vous l’accorde) sous prétexte qu’il peut lire tous les formats numériques, y compris ceux pas encore disponibles, que d’un DAC de 10 kgs dont les alimentations sont bichonnées comme un aristocrate anglais soigne sa pelouse.

A vouloir nous faire avaler ce genre de fantasme, on nous renvoie en arrière : à l’époque des postes de radio, au moins on mixait, ou plus précisément, on masterisait pour les postes de radio.

Alors qu’aujourd’hui, la post-production est souvent ambitieuse et chargée en « gros son » plus ou moins délicat soit, la dynamique fine est quasiment sans limite grâce aux fichiers 24 ou 32 bits, la définition possible en progrès constant pour les mêmes raisons, on devrait accepter d’être ramenés à une qualité de reproduction inférieure à une vielle bonne chaîne Grundig ou Telefunken des années 70 par le mensonge d’une technicité qui prétendrait développer du 30 Hz et une gamme dynamique supérieure à 100 dB dans une boîte d’allumette ou un smartphone et des oreillettes ? Vraiment, vous avalez la couleuvre ?

Expansion / réduction…

Le Big Bang ne conduit pas nécessairement au Big Crunch ! En tout cas pas aussi vite et pas dans tous les domaines. Or nous sommes ici dans une pensée expansion lente / contraction accélérée.

Oh, ce genre d’ineptie est identique en photo entre un Smartphone et un bon hybride. Mais presque moins caricaturale. D’autant que prendre une photo est en soit un acte de création. Ecouter la musique c’est admirer et honorer la création d’un autre.

Ceci étant, prétendre connaître l’Enfer de Dante de Gustave Doré en le regardant sur un smartphone, c’est quand même passer à côté d’aspects essentiels du peintre-né.

Euh… C’est un exemple. Mais honnêtement : visionner « Lawrence d’Arabie » ou « La Fille de Ryan » sur un écran de 5.8 pouces et avec le son de celui-ci ? Franchement ?

Là aussi c’est un exemple, j’aurais pu dire les « Avengers ». Ou « Aquaman »…

Non pas « Aquaman ». Pour cette ineptie honteuse, 5,8 pouces c’est déjà trop.

Cependant, afin d’être parfaitement sincère, je suis le premier à considérer que la haute-fidélité façon papa, source, amplification et enceintes séparées, qui plus est chère, est grandement responsable de cette déviation.

Pourquoi ?

Parce qu’elle est majoritairement pourrie… hum, le patron ne va pas être content ; allez je pondère par : le plus souvent pourrie, même en mettant un paquet de sous.

Dessin Malbouffe 06

Alors que, paradoxalement, en choisissant bien, on peut déjà composer des systèmes de reproduction justes et expressifs pour un prix plus faible qu’une paire de Phantom.

J’ai le souvenir d’une rencontre avec un homme extraordinairement touchant. Une forme de naïveté chez ce personnage qui devait griller deux paquets de clopes par jour (ça lui a été fatal) suffisamment mon aîné pour que je le considère d’emblée avec déférence renforcée par l’impression d’une personnalité hors du commun. Cet homme, dans son adolescence, avait côtoyé Wilhelm Kempff quasiment par hasard (à condition de vivre dans le 8ème arrondissement de Paris toutefois), puis était avec le temps devenu ami avec Sviatoslav Richter, Philippe Herreweghe et d’autres. Aucun rapport avec son milieu : il était photographe de fleurs et plantes et avait parcouru le monde pour ce « métier » découvrant au passage quelques espèces florales inconnues dont certaines avaient été nommées pour lui ou par lui. Quand même. Un homme hors du temps – son univers était immergé dans la mélancolie, la demeure familiale à l’automne enrobée du brouillard des marais environnants, des senteurs de tourbe et de fraîcheur mêlée, on devine le parfum enivrant de « chère mère » hantant les pièces vides du manoir, hors du monde, privilégié soit, mais débordant d’humanité aussi.

Mauriac a écrit : « presque tous les hommes ressemblent à ces grands palais déserts dont le propriétaire n’habite que quelques pièces ; et il ne pénètre jamais dans les ailes condamnées ».

Quand j’ai vu sa collection de disques, notamment de vinyles, je me suis dit : je peux me damner pour la lui voler.

Quand j’ai vu sa chaîne très coûteuse, je lui ai dit : « vraiment, vous avez plaisir à écouter la musique que vous chérissez sur cet ensemble ?

- non, mais la haute-fidélité c’est ça.

- comment pouvez-vous dire ça ? Personnellement, je vous assure que non.

- ne me faites pas le coup du plombier qui constate désolé qu’il faut tout refaire… Je me suis adressé aux meilleurs et j’ai acheté le meilleur. »

Il voulait dire un magasin parisien, possiblement le plus renommé et que je pourrais citer sans danger puisqu’il a été racheté depuis.

- « mais vous écoutez la musique quand même ?          

- non. Je la devine parce que j’ai connu un certain nombre des artistes que j’aime et j’ai échangé avec eux. »

N’empêche, il était passé à côté de quelques interprétations saisissantes de son cher Beethoven et m’a beaucoup remercié de les lui avoir fait découvrir « autrement » chemin faisant.

Acheter le meilleur aux meilleurs ?

En photo, il était équipé en Leica, parce qu’il n’y avait pas mieux, estimait-il. Il possédait le Leica numérique moyen format dernière génération après être passé par à peu près tous les modèles de la série M.

Il a supposé reproduire le même schéma en hifi.

Pas de chance : il n’y a pas de Leica en hifi. Ou Hasselblad, Phase One (mouais) et Rodenstock.

Ni même de Nikon ou de Canon, de Zeiss ou de Fuji (maintenant).

… les ailes condamnées… de Mauriac.

Pourtant, un jour en poussant la porte d’un petit magasin de province qui œuvrait dans la marge, après avoir admis qu’il avait fait fausse route, il a acheté un système radicalement à l’opposé du précédent. Pour la moitié du prix.

Et, à contrario, j’ai récemment croisé un jeune homme tout fier d’avoir acheté un amplificateur intégré à tubes avec un DAC intégré, et qui, quand même, voulait avoir mon avis. Il avait fait un excellent choix, de même que pour ses enceintes quelques mois plus tôt. Je lui ai demandé ce qui l’avait décidé pour cet ampli peu orthodoxe pour quelqu’un qui écoute diverses formes d’électro, Techno, Trance, House, Dance, Glitch… Le look rétro ?

Non, dit-il, il déteste ce look. Non, il a simplement comparé plusieurs combinaisons et été stupéfait de se rendre compte de tout ce à côté de quoi il passait sur un titre en particulier de SubConsciousMind « iRememberem oGa » (j’ai vérifié l’orthographe). Il a entendu et adoré tous les effets qui complètent et compliquent les sonorités de synthé très New Age et la structure rythmique, la répartition de l’énergie, toutes choses qu’il n’avait jamais ressenties sur la paire des « meilleures enceintes connectées » de son père, une référence pour lui jusqu’alors, et, soit dit en passant, plus chères que la chaîne du gamin. J’ai insisté pour savoir quels avaient été les amplis compétiteurs lors de ses écoutes de sélection. Dans l’ensemble il n’aurait pas fait d’erreur. Mais il a parlé de la meilleure perception de la « scène », mieux suivre les mouvements instrumentaux, du côté plus incarné, plus en profondeur des sons et d’une plus grande variation dans l’énergie. Au passage, il a attiré mon attention sur un « projet musical » qui s’appelle Hypnagog. Bon évidemment, il en a conclu que tout ça venait du « tube ». Je lui ai dit que non : il avait écouté un des rares intégrés à tubes qui ne soient pas caricaturaux. Mais qu’importe, j’étais réjoui de ses conclusions.

A propos de ces expériences qui arrivent en magasins, j’ai également le souvenir d’une anecdote qu’on m’a rapportée :

Un homme pousse la porte d’un magasin en avouant directement :

- « je ne suis pas acheteur, mais passionné de musique et de hifi, je suis critique dans un magazine spécialisé dans la musique (par égard pour lui, je ne donne pas le nom de la revue). Je suis de passage et entre deux concerts, je me permets de vous rendre visite. »

J’ai possiblement déjà raconté cette anecdote ou peut-être l’hôte du magasin. Lui et ses complices étaient occupés à comparer deux lecteurs CD déjà relativement chers (pas comparables toutefois à une montre Richard Mille, mais le prix d’un bracelet j’imagine : dans les 12 000 €)

L’hôte explique le contexte, et le visiteur sympathique s’exclame :

- formidable, ça m’intéresse évidemment.

Il demande à voir le disque qui est glissé dans le tiroir d’un des lecteurs (le meilleur des deux) ; je me souviens qu’il s’agissait d’un programme Chopin-Rachmaninov par Hélène Grimaud, peut-être bien son premier disque chez Deutsche Grammophon.

L’homme dit : « mouais, je ne suis pas vraiment conquis, le jeu est lourd et sans idées, d’ailleurs c’est moi qui ai écrit la critique ».

Notre hôte rétorque :

- « je ne suis pas d’accord, mais ce n’est pas le sujet, nous avons commencé à travailler avec ce disque, nous allons continuer si ça ne vous ennuie pas.

- oui bien sûr. »

Au bout de quelques minutes, le critique de disque demande à revoir la pochette, inoubliable car le marketing super-finaud de Deutsche Grammophon avait évidemment tout misé sur les yeux de l’aixoise évoquant le regard des loups dont elle défend les droits à la liberté avec ardeur, militantisme même, qui lui permet de justifier un statut d’artiste qui sinon lui paraît un privilège dénué de sens. Il semble qu’elle soit une femme éprise de sens. Je l’ai croisée aussi, il y a un paquet d’années à Auvers sur Oise, nous avions échangé à ce sujet…

Le visiteur dit alors :

- « ben oui, c’est bien celui-là.

- pourquoi ? – questionne notre hôte

- je suis surpris, je ne reconnais pas son jeu ; il y a des subtilités dans la main gauche que je n’avais jamais entendue, c’est stupéfiant ! »

Ben oui mon pote : tu t’es planté parce que tu as écouté le disque sur une chaîne anglaise renommée dont les enceintes ont quasiment le nom d’une marque de bagnole teutonne, dont au moins le feulement des 6 cylindres est beau. Voire musical.

As-tu pour autant demandé un rectificatif sur ton jugement à l’emporte-pièce où tu as condamné une musicienne - certes ambivalente - parce que tu l’as écoutée sur une chaîne revendiquée par la doxa ?

Non !

Trahison pure et simple de l’artiste. Ne pas aimer son disque, soit, mais pas pour l’avoir mal écouté.

Alors oui, grogner sous prétexte que des ados écoutent leur musique sur des enceintes connectées à 50 balles, c’est assez mal venu.

Mais les erreurs de choix de la majorité de nos concitoyens peu ou prou mélomanes ne sont pas une vérité incontournable dès lors qu’existe la vérité expressive dans la marge, possiblement de l’ordre du combat éternel (mouais) entre l’artisanat noble et l’industrie mensongère (dans la hifi en tout cas, qui reste un domaine économique marginal ; on ne parle pas de voitures)

Hélas donc, si je regrette qu’une (des) génération(s), sincèrement intéressée(s) par la musique, amoindrisse(nt) son rapport à celle-ci en se contentant de raccourcis technologiques pour la goûter – terme d’autant plus précis qu’un Hamburger de Daniel Garcia dépasse de loin un McDo, l’artisanat audacieux contre l’industrie institutionnelle, voyez ? – mon vécu m’oblige à dire que pour franchir le stade essentiel de l’expressivité de la reproduction, il faut souvent plus d’exigence et d’attention que d’argent.

J’en parle à mon aise car ma propre expérience est composée de recherches parsemées d’erreurs ou d’approximations. Par exemple je peux faire un aveu gênant : je n’ai que très tardivement (et donc assez récemment) compris combien Pink Floyd avait du swing !

Alors que j’adore l’inventivité géniale, méticuleuse et atypique (beaucoup et mal copiée) du groupe depuis ma jeunesse – sachant que je considère que Pink Floyd s’arrête à « the Wall » et encore, en ajoutant que personnellement je ne suis pas un inconditionnel de « Wish you were here » - je n’avais pas forcément compris l’immense musicien qu’est Gilmour dont je me contentais d’admirer combien il jouait beau et louer ses doubles portamenti (bends) d’anthologie, ou encore l’intelligence du groupe pour amener ses chorus (changement de tonalité sur le second solo dans « Comfortably Numb » ou l’évolution rythmique sans aucun équivalent dans « Echoes », version longue, celle de 2001 l’Odyssée de l’Espace), mais le swing, non.

Oui, je peux parler de redécouverte.**

Or, puisque j’ai axé mon billet sur « les gamins », je suis rassuré qu’une part importante d’entre eux ait conscience qu’il existe autre chose que le son issu des HP augmentés d’un ordinateur : le retour au vinyle est une manière plus ou moins construite de chercher à écouter autrement, à écouter plus vrai, à écouter plus surement ne serait-ce qu’en évitant un défilé de playlist.

C’est un premier pas important et en l’occurrence l’enjeu n’est pas la « technologie » du vinyle, mais la recherche d’un approfondissement de son rapport à l’art, la musique, la création.

J’affirme qu’en choisissant intelligemment (avec le cœur) les éléments qui composeront sa chaîne hifi, éventuellement progressivement à condition de faire l’effort d’anticiper les étapes, en se rendant dans des magasins compétents (ce qui, nous l’avons vu plus haut, complique encore le jeu de piste), il n’est pas nécessaire de dépenser une fortune pour creuser l’apprentissage, pour développer une intimité autre que prémâchée ou générationnelle à la zicmu, commencer à comprendre ce que l’on aime et pourquoi ; et vibrer, vibrer, vibrer beaucoup plus sensuellement, émotivement si la musique le permet, ou simplement être impliqué plus physiquement, plus convulsivement pour d’autres types de musique qu’en bouffant du prémâché à deux balles.

Ecouter du Metal de Hellfest à fond dans un casque pour retrouver des sensations de concert, c’est se détruire les oreilles ; écouter à niveau plus raisonnable sur une bonne chaîne, c’est comprendre que certains musiciens vont plus loin qu’on ne l’imagine ou qu’on en avait conscience.

Après tout, le concert de Faith No More au dit festival est - semble-t-il - entré dans les annales. Or la bande à Gould/Bottum/Bordin/Patton (et Hudson maintenant) a composé des perles en studio dont les reflets nacrés ne miroitent ni en concert ni via les joujoux de la malnutrition technologique.

 

* une puissance colossale annoncée, dont le besoin s'explique par la technologie des haut-parleurs de grave embarqués. Spécifiquement conçus pour descendre très bas en fréquence - jusqu'à 18 Hz ! - ils sont naturellement d'une faible sensibilité et leur membrane en aluminium est lourde. Des conditions sine qua non pour taquiner l'infra-grave malgré une surface émissive réduite et le volume de charge d'une enceinte compacte : voilà, tout est dit : la puissance ne crée pas la vitesse, seul le rapport poids/puissance compte (et encore, en puissance active, pas en puissance immédiate et ça n’a donc aucun rapport).

** que ceux qui se gaussent en songeant « pas besoin d’une grosse chaine pour le savoir » comprennent bien que je parle d’un swing naturel incroyablement varié et qui vaut pour tout le groupe, pas d’un bête battement de pied qui est quasiment de l’ordre du conditionnement. Nous avons développé le sujet du « swing » dans l’article concernant « nos critères ».

 

Dessin Malbouffe 03.2

 

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