Gênes : une ville contrastée, fourmillante et superbe
Par Alain CAVRO - STACCATO - septembre 2017
Bref séjour à Gênes (Genova) cet été 2017, après une excursion en Suisse, Lucerne (moderne et rustique, calme et cultivée, magnifique), Neuchâtel (maussade et incompréhensible), Morges (chic) et Lausanne (mélancolique et émouvante).
Genova :
La capitale ligurienne se déploie en arc de cercle sur les contreforts des Apennins et dégringole vers l’indigo de la Mer Ligure, cascades cubistes de jaunes, rouges, ocres, écarlates, verts, bleus et mauves, pastels ou ardents, piquants ou douceâtres… Une frontière, une citadelle, une passerelle vers l’Afrique… en passant par la Corse, soit, qui fût gênoise pendant la République de Gênes…
Métropole résonnant d’un glorieux passé, Gênes est une ville contrastée, fourmillante et superbe ; pas au sens de Firenze où la bénédiction du passé chatoie à tous les coins de rue, où il n’est pas une église minuscule qui n’abrite quelque chef-d’œuvre pictural, une ruelle qui ne ruisselle d’une onde de romantisme figé : Gênes symbolise une vision symptomatique de l’Italie où le dénuement (sans la misère toutefois ?) côtoie le luxe extravagant, où l’abandon phagocyte l’hypertrophie du luxe, dans le même environnement, la même rue, le même air, où quasiment aucun monument, Palais (il y en a des centaines, tous plus beaux les uns que les autres) n’est épargné d’un muret tristounet ou de la délicieuse pollution d’une mocheté architecturale qui le bride, d’un container à ordures en devanture ou d’un tas de gravats, d’une ruine en cours ou des arachnéennes structures des câbles électriques des tramways… Or c’est dans ce chaos que surgit l’impensable grâce d’une grandiose mégapole.
Le port antique par exemple, coupé par le viaduc d’un hideux périphérique perché qui ficelle la côte, dont les pylônes recouverts avec plus ou moins de bonheur de tags agressifs ou d’œuvres picturales aléatoires et le ruban bordé de poutres métalliques d’un gris bleu décati, cisaillent à mi-hauteur quelques patriciennes façades parées de couleurs et fresques. Et alors ?
Dans Gênes, gigantesque - il faut monter au phare appelé La Lanterna, un des plus hauts d’Europe, pour comprendre l’étendue kilométrique des installations portuaires -, mais villageoise, rogue, informe, délabrée, la modernité heurte l’ancestral, tout autant que les époques industrielles révolues devenues friches mélancoliques ou obsédantes comme une vision de Fritz Lang, se lézardent au milieu d’installations pétant de technologie et des gemmes d’un passé antique : l’activité portuaire est permanente, dense, industrieuse, l’activité tout court : Gênes agitée et grouillante, bruissante et excitée.
A condition de patiemment marcher au bord de routes pas toujours glamours sur des trottoirs parfois interdits ou traverser des chenaux interlopes, on peut approcher cette fascinante « ville dans la ville » qu’est le port nouveau, assister au ballet fourmillant des activités portuaires, fébriles par l’intensité, flegmatique par la vertu de la méditerranée, admirer autant que craindre ces paquebots-cités plus hauts que les immeubles environnants, oasis étranges ornés de Batman ou Superwoman, îles-ghettos motorisées si vilaines dans leur démesure indifférente à l’esthétique qu’elles en deviennent mirifiques, surtout quand ces monstres marins manœuvrent pour accoster avec plus d’aisance qu’un parisien pour garer son tank 4x4…
Partout dans la ville une lumière chaude évoluant constamment, rasante ou puissante, ombreuse ou sidérante, les couleurs éclatent à un millimètre des ténèbres hantant les passerelles obscures qui séparent des bâtiments d’outre-tombe…
Car il y a la vieille ville, en décrochages permanents, escaliers musclés, étriqués et autant de raidillons lugubres ou accablés de soleil, une carte postale ahurissante de heurts plastiques, superbe, insolente et… amochée ou inconstante, et encore plus fascinante par ses paradoxes de chaque coin de rue.
On y porte les sacs à dos sur le torse ; peur du vol ? Je m’y suis pourtant senti beaucoup plus en sécurité qu’à Paris ! Or, avec mon sac photo et mon chapeau de paille, j’arborais la panoplie du touriste en règle, sur lequel se jettent les africains du port pour proposer des lunettes de soleil de bimbeloterie, des montres qui ne cherchent même plus à imiter, des Panama made in China ou des colifichets qui affichent une revanche rigolarde sur la pacotille avec lequel la hautaine Europe prétendait brader les colonies.
Pure magie quand l’un des marchands à la sauvette a repéré la maréchaussée (je ne sais laquelle, on s’y perd entre la police locale, la police municipale, la police nationale et les carabinieri, sans compter des phalanges militaires avec des jolis chapeaux ornés d’une plume noire) que de voir disparaître les étals ou draps sur lesquelles est disposée la marchandise toc, moins de dix secondes pour que tout s’évanouisse et que s’égaille la gent africaine, sans urgence sous le stress, dans les dédales du parking à moins de cinq mètres, alors que deux policiers, tout sourire, pas dupes du tout, marchent nonchalamment sur la marina, n’envisageant surtout pas de se retourner pour voir les mêmes passereaux reprendre place moins de dix mètres et quinze secondes après leur passage. La police est nombreuse en cette ville agitée, mais décontractée, disponible.
Les églises sublimes arborent des façades mémorables, escamotent des entrailles qui ne sont que fresques baroques mais fastueuses dont la bande-dessinée demanderait une bonne journée de décryptage et un torticolis carabiné, alors que les flancs des mêmes édifices sont lisses et dépouillés ou acceptent l’incrustation d’habitations et verrues qui ne sont pas que des palais.
Ville en pente torturée, les ruelles étroites et escarpées, où pend un linge chamarré mais triste qui ne voit guère la lumière au milieu des fils électriques distendus et entremêlés, sont nombreuses et comminatoires, un dédale obscur qui sent l’humidité et l’urine, pas tant celle des chiens d’ailleurs, plutôt nombreux mais les rues ne subissent pas cette pollution-là. Cette ville est propre.
Les palais succèdent aux chapelles, fêtant la splendeur et la culture éternelle, un palais sur deux est musée, hymne au passé et à la beauté, le Teatro Carlo-Felice mélange d’architecture particulièrement réussi, la maison Cristoforo Colombo (Gênois, ne l’oublions pas) touchante par sa petitesse et sa fragilité amputée, écrasée dans un quartier fait de hauts immeubles, le Palais Ducal herculéen et lumineux, que ce soit sur la place majestueuse qui orne son flanc que celle plus carrée qui en structure l’entrée, la Cathédrale évidemment ou peut-être et surtout la Chiesa del Gesù, etc, etc… mais tout ça on le trouve dans les guides.
Alors que la beauté de Gênes est dans ses extravagances.
Cosmopolite, un débarcadère méditerranéen dans toute sa splendeur, panachage de couleurs de peau, de fringues et de nippes ou de cultures et de races. Pourquoi les japonaises y sont plus belles qu’ailleurs ?
Certes, les italiennes ici swinguent moins de cette classe naturelle qui m’a sidéré dans la région du lac de Garde ou Vérone, elles sont plus « méditerranéennes », plus exubérantes aussi… Et alors ? Alors elles sont belles… Et partout il y a de ces gueules d’anthologie qu’on n’oublie pas, cette grâce contrariée parfois, ou cette disgrâce sans conséquence car tous se mêlent avec paresse, un casting de Fellini dans une farce de cul hexagonal à la française, ces italiens bigarrés sont affables, respectueux, bruyants ; d’ailleurs la ville n’est que bruit, cris, voitures pétaradantes ou scooters acrobates, bus chatoyants ; oui c’est aussi tout ce qui fait la beauté du lieu, sa richesse, l’éventail inouï de codes et langages, de mixité sociale et ethnique, où les tags fracassés frôlent les musées délicats, où le sourire édenté d’un vieillard rabougri sous sa veste rapiécée s’esclaffe au vrombissement d’une Ferrari « ah, la macchina ! » entre deux feux rouges, fier de son Italie primitive, où les scooters s’insèrent dans le paysage millénaire comme un tribut moderne à l’ancestrale valeur des pierres imprégnées de spiritualité.
Généreux aussi : attablé sur une minuscule estrade-terrasse de deux tables dans une vénérable ruelle en pente à manger une focaccia d’anthologie, un vendeur à la sauvette magrébin se dirige vers moi, pas pour me proposer ses peccadilles, il sait que ça ne servirait à rien, mais pour me demander de lui offrir un café.
Ça oui, bien sûr… le patron sort pour vérifier que je suis d’accord mais ne me le comptera pas au moment de payer, haussera les épaules quand je lui ferai remarquer. Dans un musée, l’entrée à 12 euros devient 10 parce que le guichetier n’a pas la monnaie. Quand j’en cherche pour lui, il me dit que ce n’est pas la peine. Idem dans un restaurant raffiné où je serai le seul client (un vendredi soir !), où 58 € passent à 50 parce qu’on n’a pas la monnaie sur 100…
Les divers ports vont de splendide à affligeant.
Si le port antique est un pur bonheur visuel nuançant de décontraction radieuse les avanies guindées du triomphe de la richesse arbitraire façon Monaco, plus loin c’est un mélange de fashion et de décadence, on a préféré reconstruire plutôt qu’entretenir ou restaurer ; les immenses ferries et les paquebots plus hauts que la ville proche plastronnent dans la partie noble pas très loin de chalutiers amochés où le linge délavé des rudes marins flotte comme autant de fanions du prolétariat sur un hauban improvisé, à portée des cuivres étincelants ornementant les voiliers géants et yachts délirants, coruscant de lissité ou de chromes aveuglants, insolents, riant de mille dents qui évitent méticuleusement de rayer les parquets vernis, parures ostentatoires d’oligarques sans autre charisme que leur fric souvent immatriculées à George Town, Iles Caïmans britanniques, pour payer moins d’impôts, y compris le pimpant et même rutilant - mais navrant - Musashi qui a couté 130 M$ : c’est bien normal de défiscaliser, non ?
Au moins le Parsifal III, yacht-voilier de 54 m est-il superbe et enregistré à Londres. Doit y avoir une autre astuce fiscale… Bah, au moins ça fait travailler du monde, des marins, des mécaniciens, des équivalents de dockers.
Si on est bon marcheur et en passant par la vieille ville puis les quartiers très chics sur les hauteurs de la colline, on peut atteindre le Corso Italia ; au-delà de la butte majeure qui domine l’est de la cité s’étend une troisième « ville dans la ville », un nouveau bijou abimé jalonné par un centre des expositions qui donne l’impression d’un abandon total (mais non), où des immeubles très années soixante s’alignent comme à la parade en front de mer ; on peut parcourir à pied le Corso Italia, longer la côte via une large esplanade désuète mais rutilante, jeter un œil sur des plages étranges, closes, successions de cabanes d’un autre temps en paliers, à l’accès pas très facile, bondées en fin d’après-midi, des restaurants panoramiques, des hameaux plongeant vers le bleu indican, des villas orgueilleuses ou déclinantes ou les deux, des Geliaterie minuscules (souvenir ému d’un des meilleurs Granita de ma vie, à la pêche) un paresseux vagabondage nostalgique sous un soleil rafraichi d’un vent généreux jusqu’au port de pêche (pas la même pêche) préservé de Boccadasse où une minuscule plage mélancolique semble faire le bonheur de natifs de tous âges, heureux, bavards, exubérants, beaux dans leur simplicité décontractée qui se moque de savoir si le maillot de bain est mode ou pas.
Et puis de retour sur le port antique, il y a l’édifice Millo, un hangar réaménagé, structure métal et verre ; au RdC ce sont des restaus et glaciers honnêtes ; mais deux ascenseurs transparents mènent vers Eataly au dernier étage en ouvrant une vue ample sur le port. Eataly, c’est un régal étourdissant pour les yeux et les papilles, une sorte de supermarché de luxe qui ne propose que des produits qui font rêver, un petit résumé envoutant des ingrédients de l’Italie culinaire, huiles d’olives (j’en ai goutés deux, volupté pure), des vinaigres, des épices ou condiments, des pâtes de toute sorte y compris fraiches, de la pâte à Pizza montée sous vos yeux, des fromages crémeux, des charcuteries en pagaille, des fruits frais ou séchés ou bocalisés, des vins, bières et alcools évidemment, une foire aux pains, frais ou emballés, des confiseries et pâtisseries, des apéritifs, des choses à grignoter ou à dévorer, une entorse au régime et aux commandements, un des charmes avouables de l’Italie…
Et puis il y a, au fond à droite (il faut vraiment le savoir ou avoir de bons yeux) : Il Marin.
Il faut traverser le mini-supermarché de luxe, cheminer à travers quelques tables destinées à boire un verre ou déguster quelques produits d’Eataly, pour, derrière une large baie, être accueilli par une fort belle femme, d’une élégance atemporelle, au sourire caressant, délicats sillons de la maturité courtoise soulignant des yeux plus profonds que la mer. Quel bonheur pour un voyageur solitaire…
La dame majuscule me fait traverser la salle longeant une cuisine impeccable derrière un bar sans doute inutile, et me conduit jusqu’à une table de la terrasse ouverte sur un panoramique extraordinaire dominant le port.
Elle reviendra quelques minutes plus tard poussant un petit chariot pour proposer les poissons et crustacés du jour, huitres de Bretagne, oui, bon, un loup de mer et une sole de belle taille. Je peste de ne pas voir apporté l’appareil photo. Ni même mon smartphone.
Car les amuse-bouches présentés sur un lit de galet et servis dans les règles de l’art par une demoiselle enjouée laissent augurer du meilleur, saveurs de la mer alliées au végétal sont autant de promesses portées par la présence discrète de Chet Baker, Billie Holiday, Miles et John tout le long de la soirée que j’étirerai à loisir, nanti d’un bon bouquin et d’un plaisir intègre à observer les tables en évolution, des couples amoureux, plus ou moins jeunes, une certaine idée du romantisme… Alors, Chet Baker et compagnie, pourquoi pas ? Ça n’est pas la musique que j’avais en tête en arrivant mais elle me convient.
Trois propositions de pains et une coupe d’huile d’olive (un régal) constituent la deuxième étape d’expectative même si je vais éviter d’insister sur le pain, dommage car les trois sont délicieux.
Le sommelier, - quel est le féminin pour sommelier ? Car il n’y a que des serveuses dans ce restaurant -, retient un peu plus ses sourires, mais il apparaîtra en cours de soirée que cette réserve est une forme de timidité bien sympathique, me propose un Cinque Terre de Ligurie, soit, bonne occasion de découvrir une belle robe ambré, le nez est délicat, ce vin respire, la nature verdoyante domine, parsemée de fleurs, la pomme sucrée s’affirme sous des touches balsamiques et une pointe d’une infusion, tilleul peut-être ?
Servi plutôt frais par la demoiselle un peu farouche, l’acidité donne à ce vin une puissance rafraichissante bienvenue, où pourtant l’onctuosité en bouche procure une saveur au-delà du premier instant légèrement astringent. Chouette…
L’entrée d’emblée est un ravissement, piques de délicatesse dispersées dans un jaillissement vif, quelle douceur au final que ces Capesante (coquilles Saint-Jacques) accompagnées de haricots verts et de mangetouts, affinées par une sauce à l’amande et au lait de riz… un ensemble qui soutient idéalement la saveur raffinée des Saint-Jacques, impeccablement tendres, ce formidable équilibre entre le crémeux et le croquant.
J’ai opté ensuite pour la sole, pas envie de comparer le Loup de Mer à celui dégusté hier soir chez Da Toto Al Porto Antico que je recommande également, décor idéal sur la Marina…
Dans l’attente de la sole, on va me servir le truc qui tue : des…, comment dire, une sorte de conchiglie farcies d’une crème de thon très parfumée relevée de condiments délicats servis à une température idéale… Un choc, délectable pour les papilles, fort pour la révélation. C’est plus que délicieux : c’est divin, de ces moments rares où on se fait vraiment surprendre et émouvoir… Ce n’est pas à la carte, pas encore me dit-on. Dommage !
La sole sera royale, présentation dans un lit délicat de petits légumes en écrin d’un beau bulbe de fenouil fouettant le palais des tonalités anisées d’un pastis si méditerranéen, les filets sont impeccablement levés, la cuisson absolument parfaite pour révéler toute la tendreté de la chair délicate, l’huile d’olive finement dosée suinte délicatement dans les fibres parfumées, le mélange souligne la saveur du vilain poisson tout plat mais si goûteux en l’enrichissant par touches colorées plus ou moins aromatisées… un beau moment de ravissement…
Une soupe de fruits frais aux fragrances très printanières laissera une petite note de revigorantes fraîcheurs dans tout le corps, que l’expresso si minuscule et herculéen – à croire que seuls les Italiens savent le sublimer de la sorte - ne saura qu’illuminer un peu plus…
Nous bavarderons quelques minutes trop courtes dans l’anglais balbutiant mais teinté de raffinement de la dame éternelle, je plaisanterai en lui proposant un verre dans un bar à cocktail unique que j’ai repéré la veille, elle répondra avec un amusement aux mille significations : « demain peut-être… »
La note n’est pas exagérément sévère (72 € incluant 2 verres de vin) compte tenu du niveau atteint, cette frontière idéale qui n’a pas de prétentions gastronomiques mais délimite un territoire sans nom est précisément ce que je recherche dans ces instants de voyage.