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"Damage(s)" collatéraux

Deux versions d'un même chef-d'œuvre de David Sylvian & Robert Fripp, dont une baclée !

Par Lebeauson - août 2017


Si cette chronique, avant tout une critique de disque, n’est-elle pas aussi un coup de gueule face à une de ces farces agaçantes qui menacent le mélomane ? À vous de voir.  
À l’occasion d’essais en groupe sur un système de reproduction musicale franchement exceptionnel, j’ai pu (re)découvrir un disque que j’avais un peu oublié, à savoir le « Live » de David Sylvian et Robert Fripp, Damage, sorti en 1994.

Un voyage en apesanteur au point que le test d’écoute est devenu une parenthèse de musique sans un mot ni interruption, immergés dans un état de grâce réalisé par une belle équipe : David Sylvian au chant, guitare et claviers, Robert Fripp à la guitare et Frippertronics, Michael Brook à l’Infinite Guitar, Trey Gunn au Stick Chapman et Pat Mastelotto à la batterie, soit la section rythmique de King Crimson à la même époque.

Quand même…

710 Damage

Damage est de ses disques qui vous font voguer loin, bien au-delà des océans, des planètes, et même de l’imaginaire.

Les rythmes posés, chaloupés ou rapides, oscillant à l’infini en variations exquises, tracent un balancement de chaque seconde découlant de la fusion idéale des acteurs inspirés, la batterie de Mastelotto, lyrique toujours, éruptive parfois, conduit ses effusions dans les espaces ouverts, oscillant entre fondation et soutien, par la basse glissante de Trey Gunn, inlassablement en mélodie, en chant mouvant… Pastelliste des timbres, Gunn utilise le stick comme il doit l’être : glissando léger, ondes en constante évolution, le tout enrobé des nappes diffuses de Michael Brook.

Des fondations sonores poétiques à souhait pour accueillir en nuances les mélodies suaves et complexes créées par Sylvian et Fripp, dans un climat exceptionnellement sensible, onirique, ruissellements de Warguitar et claviers, autant de vagues brumeuses et ensorcelantes, impressions d’une immersion ouatée dans un univers d’une extraordinaire sophistication, jamais vaine, jamais racoleuse, jamais facile, toujours d’une élégance folle, un dandysme cultivé, raffiné, des ondulations voluptueuses ponctuées d’éclats de Mastelotto parfois en lâcher-prise, de divagations de guitare éclectiques, inspirées et virtuoses…

La voix de Sylvian survole cette ambiance mystérieuse, son timbre paisible, grave, dans le double sens du mot, vagabonde, module, s’enroule dans les reliefs des musiciens, son vibrato parfaitement contrôlé ajoute une dimension métaphysique aux lignes savoureuses des instrumentistes, David Sylvian est un conteur de légendes, un troubadour thaumaturge.

Fripp peut tout se permettre, que ce soit dans des riffs d’accompagnement, entre jaillissements funks et envolées mélodiques (écoutez Wave !), ou soli époustouflants de virtuosité (God’s Monkey ou Darshan) qui jamais n’entament la beauté du geste, un lyrisme insolent qui survole continûment toute la longueur du manche déplaçant des accords impensables enlevés comme par un vent léger…

Grâce, éclat, orbes et ondoiements sensuels sont aux commandes de ce live qui plus est magnifiquement produit, poudré de foisonnement harmonique et de sensibilité, les nuances glissantes de Gunn ou les fulgurations de Mastelotto claquant à souhait, la présence animale de Sylvian, affirment une mise en place au cordeau et il faut vraiment entendre les applaudissements pour comprendre que c’est un live, à l’exception des premier et dernier morceaux sidérants de beauté pure. Le travail de son est donc exceptionnel, d’une belle lisibilité tout en moelleux, céleste mais donnant une compréhension des lignes d’une soyeuse justesse, rebonds et glissandi baignés de sensualité.

Les amis présents me demandent évidemment les coordonnées du disque mais je les préviens que ce ne sera pas facile de le trouver en téléchargement. En revanche, le CD a été réédité avec semble-t-il quelques différences d’ordre et de morceaux.

 

Or quelques jours plus tard, l’un d’eux me rapporte le CD réédité en 2002, un peu perplexe.

L’ordre des titres a changé, et même un ou deux sont différents, par exemple curieusement la disparition du morceau « central », long et enragé, « Darshan », au profit du moins atypique « Jean The Birdman »…

710 Damage2


Par curiosité, nous allons comparer un puis deux titres, God’s Monkey puis Wave. Et le résultat est atterrant.
Il s’agit bel et bien d’un remixage, une apostasie même, dont on devine rapidement la motivation.

Le premier mixage (par David Bottrill) était délibérément ombreux, vaporeux, atmosphérique dans un habile sfumato habillant idéalement une musique planante et suave où pourtant les lignes mélodiques croisées, en jeux harmoniques complexes et lyrisme vibrant, étaient d’une idéale intelligibilité, faite de frémissement, volupté, reliefs et modelés.

Sur le second, « on » (curieusement, il semble que ce soit Sylvian lui-même) a voulu tout faire ressortir, rendre plus… lisible ? Au sens hifiste oui : extraire une batterie plus puissante, une basse en force, des guitares martelées, comme si « on » manquait de confiance dans la capacité des installations de reproduction musicale moyennes (et pas seulement) à décrypter l’ombre, respecter la magie subtile, laisser frémir la sensualité.

En soit, ce n’est pas faux, mais est-ce une raison pour céder à une déviation artistique ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit : à tout mettre en avant, on abolit une part notable des fragrances émotionnelles, des coloris rythmiques : les déambulations vocalistes de Fripp ou Gunn sont schématisées, rendues nettement plus prosaïques, jusqu’à certains vibratos distordus de la guitare de Fripp (Wave) qui sont comme passés au fer à repasser (défrip(p)és ?).

L’exceptionnel lyrisme en « répons » de Fripp/Gunn/Mastelotto/Brook, est transformé en tacles démonstratifs, en performance exclusive, or nous avons la preuve par la première version que là n’était pas l’intention créative de ces rarissimes, et même géniaux musiciens.

On n’est pas dans le cas de figure que nous avons trop subi à l’heure des remasterisations CD ou SACD, souvent honteuses (ce qui à l’heure de fréquentes rééditions Haute Résolution, ne semble heureusement plus aussi systématique) qui, sous prétexte de retirer le souffle, moderniser un enregistrement un peu marqué, parvenaient avant tout à gommer toute finesse organique, tout ce qui frétille entre les notes, tout ce qui enveloppe la ligne principale…

Dans le cas présent, l’intention est différente, mais le résultat identique : un appauvrissement artistique.
Certes, ce grand opus reste indispensable, mais il faudra deviner ce qui en faisait un chef d’œuvre : la sensibilité à fleur de peau.

 

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