SÉLECTION DE DISQUES





Jehnny Beth - To Love Is To Live

Caroline International (S&D) 

par LeBeauSon - Novembre 2020


Je me suis pris une gifle sidérale en découvrant l’éruptive revendication de Jehnny Beth dans le mordant, fracassant et entortillé « I’m the man » où la frappe brute devient un manifeste viril scandé par l’étrange voix corrosive de Jehnny, qui évoque la rébellion blessée de Marianne Faithfull dont la fêlure serait galvanisée par la ferveur de Patti Smith. La furie jaillissant à la gueule comme une cocotte d’huile bouillante m’a glacé ( ??? Oui, c’est une variante de l’antiphrase, bien typique de la conception de l’album).

Aussi surprenant que ça paraisse, la chanteuse est française (si si !) alors que les arrangements chauffés à blanc, vociférations d’Aos Sidhe forcenées des guitares, nappes sidérantes ou rafales de batterie enchevêtrées comme les Kompositionen VI et VII de Kandinsky écorchant la gueulante fondue dans le fatras et pourtant fulgurante, sont totalement anglo-saxons.

Si « I’m the man » est un des deux titres les plus énervés, la totalité de l’album To Love Is To Live est incandescente. Superbe pochette soit dit en passant, où la pose statuaire de l’artiste ne laisse pas supposer l’errance irradiante de l’album.

Textes introductifs déclamés par une belle voix d’homme (Cillian Murphy ??), ou celle de Jehnny déformée, extraits d’interviews – qui pourraient rappeler le « spectacle » Easy Alice de Liesa van der Aa à la grande différence que Jehnny Beth ne veut pas d’alter ego pour au contraire affirmer ses convictions sans fard -, atmosphères citadines, introduisent complaintes dignes, ballades sensuelles, serments fiévreux et coups de crocs pugnaces de la chanteuse de « Savages », groupe post-punk londonien plutôt déchaîné.

Les successions de titres aux climats forts et engagements rythmiques ou sonores alambiqués, sinuent sur un sens de l’enchaînement, une fluidité des corps ondoyants résolument originaux et intenses, composant une insolite structure hybride, curieusement urbaine (Rive Gauche parisienne ou Underground de bon ton), slalomant d’une seule ondulation entre minimalisme intime, jaillissements d’acier en fusion – concis, cadrés, ardents -, provocations sexuelles et langoureuses exigences dans une sensualité mélodique à l’aube de la sophistication sculptée par un piano très affirmé, mélodique et puissant, corps entrelacés ou uppercuts dans la tronche et supplications passionnelles, parfaitement articulés autour de la voix de Jehnny, loin d’être la plus sublime du monde, certes, mais : la dame sait chanter comme peu d’autres, imposant une autorité ambivalente ; ce que ses acolytes qui ne sont personne d’autres qu’Atticus Ross, Flood, Johnny Hostile ou encore Trentemøller, le tout sous la férule technique d’Alan Moulder, ont parfaitement compris : la cheffe a du chien et un talent bien au-dessus de la norme, créant un album qui ne ressemble à aucun autre, où jamais la moindre longueur surnuméraire ne se fait sentir et où aucune courte série de mesures ne laisse supposer ce qui nous attend au virage suivant et, surtout, où le goût est raffiné jusque dans les morsures…

 

Un must absolu de la rentrée et un petit chef d’œuvre gravé dans la longue histoire de la musique.

Et puis quand même, parce qu’il faut parler son : la production 24/44,1 est magistrale mais certains choix surprennent. Par exemple autant les passages « voix/piano » assènent un aplomb physique brutalisant l’espace, autant les assauts prégnants tels « I’m the man » sont bizarrement contrariés dans une dynamique resserrée, intensifiant la frénésie mais rétrécissant l’épanouissement des horions au plexus.

C’est très probablement un choix de production, mais un peu frustrant du point de vue « prends ça dans les ratiches !», comme la volonté de limer les incisives du Vampire enragé au moment de les planter dans la gorge.

 

Afin d’être parfaitement clair pour préciser l’engagement de mon ressenti, la volonté de production est singulière et néanmoins intense, à une condition audacieuse : se donner les moyens d’aller jusqu’au bout de l’exploration intime que réclame cet opus.

Car honnêtement, on peut aussi bien passer à côté des ommatidies ombrées essentielles à transformer un bon disque en petit chef d’œuvre si on le consomme au lieu de le goûter, si on le sabote par un survol via des jouets de la hifi de supermarché au lieu de le sublimer sur un système fondamentalement expressif, qui mettra en scène l’infinie subtilité des dosages d’alchimiste d’une réunion d’artistes au service d’un langage supérieur : celui de tous les sens par le son.

Banc ecoute