Liesa van der Aa

Autoproduction / Bigwax – février 2019

par LeBeauSon mai 2020


Venue d’Anvers, l’artiste multi-arts Liesa van der Aa (violoniste, compositrice, auteure et arrangeuse, elle est aussi comédienne et réalisatrice) nous avait cueillis à froid en 2012 avec le dédaléen, chamarré et très avant-gardiste « Troops » co-produit par Boris Wilsdorf, parade bariolée anxiogène venant effrontément titiller nos névroses sous la forme de courtes symphonies torturées entre humour, gravité et expérimentations jouant avec nos nerfs et notre capacité à tenir en équilibre dans un état de catalepsie proche de la transe… 

En 2015, elle envoyait au panier toutes les prévisions en osant le pari insensé d’un triple album « Woth ».

Structure opératique à personnage unique où la reconsidération de sa vie par une femme au moment de son passage devant le tribunal d’Osiris arpentait les styles depuis les fondements de la musique jusqu’à sa mutation industrielle avec un talent qu’on pourrait qualifier de génie, impliquant 70 musiciens dans des croisements de genres et d’arrangements ne cédant pas une seule seconde à la moindre facilité, passant de chorale au jazz, baroque, variété ou électro, voire, comme je le disais en préambule, rock industriel, où la (jeune) flamande usait à foison de son violon (encore faut-il réussir à reconnaitre un violon tant les abondances en sont métamorphosées), de boucles ou riffs rythmiques d’une solidité de dalle de béton coulée sur les cuves défaillantes de Tchernobyl mais d’une beauté de cathédrale, qu’elle jaspait de tourbillons épars, légers, périlleux ou effrayants fondant un oratorio d’une assurance et rigueur d’écriture sans la moindre approximation ou improvisation.

 

L’enfant chérie (du Comté) de Flandre nous revient (ENFIN) au disque avec un album qui n’a rien à voir : « Easy Alice »

Comme « Woth », on peut qualifier « Easy Alice » d’album concept mais c’est vraiment le seul point commun.

Ah non il y en a un autre ! Les deux (trois !) albums célèbrent pareillement un « maître » (une maitresse ?) étalon de la musique contemporaine qui octroie à la déité créatrice de musiques inimitables, d’univers perturbants, d’âmes possédées, de textes dérangeants atteignant parfois à la métaphysique, l’aptitude à survoler la mêlée depuis des altitudes où elle peut croiser, quoi… une vingtaine d’artistes maximum ?

« Easy Alice » étant un projet complet incluant un « film » et une tournée de spectacle total (avortée évidemment), on aurait pu craindre que la musique ne soit qu’une fraction asservie à un concept global.

Non, l’album est un manifeste à lui seul, voire un volcan d’originalités dévastatrices !

Mais autant vous prévenir : les glissements de chimères hallucinées sont si entortillés que l’expérience de l’opus peut sans doute être épuisante et aussi possiblement inextricable, incompréhension ou réduction qu’une écoute sans un système essentiellement expressif risque de provoquer. Je doute qu’on entre dans ce chaos élaboré, crâne et parcouru d’hilarité, en moins de dix écoutes, et encore, en étant totalement disponible.

« Easy Alice », démonstration de la schizophrénie artistique, est un alter ego – au sens de dissociation d’identité - plus impliqué encore que les divers avatars de David Bowie, ajoutant l’ironie d’oser cyniquement une Alice au Pays des Désillusions, revendicatrice, hyperactive, conquérante aux dents longues et égocentrée. La production alambiquée est assise sur des fondations funk d’une basse trapue mais chantante et d’une batterie dévastée en constant déséquilibre, hérissée d’ondes sonores inlassablement réinventées croisant des dialogues absurdes avec des fantômes ressuscités et même des fausses interviews ; en oscillations inépuisables, le groove ne quitte jamais la déstructuration funky bigarrée, le chambardement joueur barguignant de l’ambient à la revendication martelée rock, parfois sur des rythmiques d’une simplicité biblique (pendant 10 secondes) mais d’un mordant qui n’a pas connu d’équivalent depuis la complicité entre Prince et Sheila E (Cynical Brothers) pour repartir vers des divagations plus excitées que « the Gates of Delirium » (Yes).

On ne sait jamais où en est car l’éventuelle stabilité ne dépasse jamais la durée d’une mesure !

On ne sait même plus si l’atmosphère est sombre ou victorieuse, sybarite ou castratrice, et il faut du temps (et un bon système, je le crains) pour comprendre (est-ce nécessaire ?) et s’imprégner (alors là, oui), ou mieux, s’enrichir de la cohérence finale à travers le prisme d’un foutoir total, qui pullule du rire à l’apocalypse, où les interstices multiples se propagent à travers des champs quantiques intriquant la ténacité et la beauté fragile d’une nébuleuse dessinant un édifice en perpétuelle mobilité, dont la géométrie varie selon les caprices de sa Majesté Liesa van der Aa, symbiose émotionnelle qui ose la vérité des contradictions de l’humain, des civilisations, ses beautés, ses mensonges et ses chicanes meurtrières.

Croyez-moi, après s’être pris un machin pareil dans les dents - la schizonévrose comme dopant hallucinogène -, il faut une longue pause pour oser écouter quoi que ce soit, sauf à la rigueur les propos abscons de son aliéniste pour dénouer l’écheveau psychotique…

Ah oui : le son n’est pas exactement audiophile. Les évènements sonores sont incisifs, détourés, mais peut-être du fait d’un niveau d’ensemble un peu élevé, pas délicatement « sculptés » et n’aident pas à respirer dans l’atmosphère sertie d’une fricassée d’informations intenses. Production impeccable mais résultat audible pas exactement reposant.