Interview de Didier de Luca concepteur d'EERA

par LeBeauSon - Novembre 2020


LBS : Comment justifiez-vous le prix de vente de vos machines ?
La réputation des EERA semble souffrir du prix de vente de ses machines, surtout au regard de leur design dépouillé et d'une technologie apparente ni révolutionnaire ni particulière.

Ajoutons pour l'avoir entendu, ou même pensé (à la différence près que nous avons écouté vos machines), que constater une ligne de prix allant de 5000 à 14 900 € pour des appareils qui ont le même look pas vraiment imposant, et dont les différences techniques ne sont pas claires, laisse une grande partie de consommateurs sur leur faim, les rend méfiants au point de ne pas leur donner envie de découvrir votre univers.

Comment justifiez-vous le prix de vente de vos machines ?

 

DDL : Quelle est la valeur d’un appareil ? Comparons-le à ses concurrents déjà… honnêtement.
Vous aurez alors une bonne idée de ce que vaut un EERA.

Ensuite, pour comprendre ce qui fait la qualité de nos appareils, il faut connaitre le travail que nous avons fait avant la naissance des premiers DACS de cette gamme.
Nous sortions de plusieurs années de production de lecteurs CD qui, ceci dit entre nous, sont toujours meilleurs que beaucoup de produits actuels insipides.

Avec les 3 ingénieurs qui m’ont accompagné, nous avons entamé ce travail de R&D en choisissant de tout remettre à plat.

Fort de mon expérience dans la conversion numérique, j’aurais pu décider de déstocker mes fonds de panier. Mais j’ai pris le risque financier de repartir d’une feuille blanche.

Nous avons repensé le châssis, multiplié les tests de matériaux, de composants, de puces de conversion, d’alimentations… 

Notre prérequis initial s’inscrivait dans une logique modulaire.
Si cette approche n’a pas été finalement retenue, elle nous a permis de comprendre où nous pouvions raccourcir les lignes et développer nos softs pour permettre à notre carte mère équipée d’un microprocesseur de 32 bits de s’affranchir des processeurs, de tel ou tel module.

Ces recherches extrêmement poussées nous ont conduits jusqu’à décider d’utiliser des vis en inox spécifique pour assembler le boitier, ou de choisir comment isoler mécaniquement les 16 DAC d’un Majestuoso sur son châssis.
Cette remise en question de fond nous a surtout permis de mettre en perspective le travail de R&D que nous menons continûment.

Notre premier succès a été de produire un boitier accordé en fréquence, composé entre autres de plusieurs structures  d’aluminiums différents réparties suivant un schéma strict. Je passe sur le dessin des profilés, le choix de la qualité des aluminiums qui nous ont conduits à prvilégier un fournisseur précis.

Là où d’autres contournent un défaut électronique par l’ajout d’une puce de correction avec des filtres, l’approche par module nous a permis d’extraire des enseignements pour raccourcir le signal, simplifier à l’extrême nos schémas. Alors évidement, lorsque les « experts » ouvrent nos appareils à l’affût d’une batterie de composants, tout ça leur semble « bien vide ».

Suivant notre premier de série, l’aboutissement de nos recherches sur les alimentations, le châssis, les DACS, les chips, les modules, aurait dû se vendre, prix public, plus de 20 K€.

Au lieu de ça, nous avons optimisé une version allégée, l’Andante premier du nom, bénéficiant du même châssis et d’un large éventail de trouvailles utilisées pour notre haut de gamme : le Meister. Nous concevons nos gammes de la sorte : en partant toujours du produit le plus abouti pour réaliser les petits frères, non comme des parents pauvres, mais plutôt comme des petits surdoués.


Mes obsessions sur la chasse aux bruits guident nos choix quotidiens.
Bruit mécanique, bruit thermique, bruit numérique, tous sont à l’origine de pertes d’infimes de micro informations par phénomène de masque. Or ce sont l’émergence des micro-informations débarrassées de ces bruits parasites qui font toute la différence (Chaleur, profondeur, image, timbre, la Vie etc etc) .

Nos choix de composants, nos développements de softs, et surtout nos écoutes sans lesquels les mesures ne racontent rien … Tous ces travaux répondent à cette obsession de suppression des bruits. Le résultat est immédiatement perceptible. Nos machines, logiquement, semble avoir un niveau de sortie plus élevée.

Alors que valent nos machines, quand elles utilisent des « chips » empruntés à l’industrie Aéronautique que nous aurons ensuite optimisés pour nos besoin ?
Quel est le prix de vente d’un appareil qui utilise les matériaux les plus efficients selon le rôle, comme l’or, le cuivre OCC, l’étain, l’argent chimique ?
Comment justifier la politique tarifaire d’une marque, lorsque toute sa chaine de production est continuellement en R&D, à l’affût de tout ce qui permettra d’extraire encore plus de musique possible ?

Alors que vaut un EERA d’aujourd’hui ?
Le même prix que celui d’un EERA d’hier, malgré les bénéfices de nos travaux en R&D continuels.
A mes oreilles ? Bien plus cher que le prix de vente annoncé.


 

LBS : J’ai même lu toutes sortes de bêtises, notamment d’un prétendu audiophile selon lequel vous inventeriez des modulations, des jeux de matières par l’interprétation d’un algorithme. J’ai eu l’occasion d’écouter vos lecteurs CD, ainsi que votre DAC à ce jour le plus abouti, le Meister. Rien à redire, vos machines offrent quelque chose de particulier qui tient d’une rare humanité. Qu’est-ce qui guide vos avancées technologiques ?

DDL :
J’ai la chance d’avoir une très bonne mémoire auditive. Et puis, je suis un peu toujours les mêmes obsessions, le recul des bruits, le respect de la phase de tous mes composants, les problèmes d’impédance, d’alimentations … C’est un travail constant, mené de très longue haleine, en restant au fait des derniers composants qui ne cessent d’évoluer.

Regardons honnêtement la HiFi : les schémas de conception d’amplis à tubes, ou à transistors sont souvent les mêmes que ceux utilisés depuis 50 ans. Ce sont majoritairement les composants qui ont le plus évolués et qui nous permettent de les pousser dans leurs retranchements, ou au contraire leur laisser la puissance disponible pour respirer au mieux.
Quant à un convertisseur, l’appareil ressemble plus à un ordinateur qu’à une machine à faire de la musique. Jean HIRAGA expliquait, pour avoir compris ma philosophie de travail, que je suis un obsédé de l’optimisation.

 


LBS : Qu’est-ce qui fait votre savoir, votre bagage technique ? Quel est votre cursus professionnel ?

DDL : Tout petit j’ai été initié par mon père électricien au travaux liés a l’électricité.

A 13 ans, j’ai monté mon premier ampli à tubes, à partir d’un électrophone. J’avais appris les bases avec les pages roses de la revue le Haut-parleur. Je m’intéressais également à l’horlogerie, je montais et démontais des montres, mais ma vraie passion a toujours été l’électronique.

Dyslexique et n’étant pas a l’aise dans l’univers scolaire, j’ai quitté l’école tôt,  afin de trouver formation en lien avec l’électronique, ma passion.


J’ai ensuite été embauché dans une entreprise où m’a été confié le SAV des téléviseurs, radios, etc.


Les hasards de la vie m’ont fait rencontrer M. Robert Lemanceau ingénieur, qui avait dirigé pour l’armée française le service d’entretien de la base radar de Rabat Salé au Maroc.  

M. Lemanceau avait une entreprise d’électronique et m’a embauché, après m’avoir repéré chez mon précédent employeur.
Au tout début de nos échanges, en réalisant que j’avais quitté le cursus scolaire jeune malgré les facultés qu’il avait remarquées, il m’a déclaré  : « Je ne sais pas ce que tu vas apprendre ici. Mais je vais t’enseigner tout ce que je sais ». Cet homme a été mon mentor.

C’était un passionné de haute-fidélité. C’est véritablement lui qui m’a transmis sa passion, en plus de m’avoir tout enseigné, à partir des constatations pratiques que nous faisions en réparant les appareils que nous avions entre les mains. J’étais aux anges.
Je lui dois un énorme bagage technique générique qui a servi à ancrer tout le savoir théorique qu’il m’a transmis au cas par cas.

Fort de cette expérience, j’ai créé L’Instant Musical, magasin de Haute Fidélité high end à Marseille. Après 25 ans d’exploitation j’ai décidé de passer à la conception et la fabrication de lecteurs CD. Dans un premier temps avec la gamme HELIOS avec les modèles Hélios 1,2, 3 et Stargate, puis dans une deuxième phase et jusqu’à aujourd’hui avec les produits EERA.

Je dois énormément à M. Lemanceau.  Tout comme à mon père, à qui je dois le sens de la méthode, de la rigueur et de la précision.


D’ailleurs la vie est ainsi faite, juste après l’enterrement de mon père, j’ai voulu passer voir mon "maître". Nous étions resté en contact. Il gardait les articles qui parlaient de moi, de mes machines, fier, je pense, d’avoir participé à ça. Arrivé devant sa boutique fermée, j’ai appris qu’il venait de partir, emporté par une crise cardiaque. Ce jour-là, je m’en suis voulu de n’avoir pas pu assez le remercier. Et j’ai pris conscience de son importance comme d’avoir perdu en même temps deux pères.

Aujourd’hui mes avancées techniques sont beaucoup affaire de patience, d’expérimentation …

Mais j’ai aussi la chance de partager mes travaux avec des élèves ingénieurs
qui n’ont pas, encore à l’école, les mauvais réflexes de croire tout savoir. Sur mes dernières machines, c’est parfois plusieurs ingénieurs qui s’amusent avec moi, Mika, Jean-Marc, …

Tous les anciens stagiaires avec lesquels j’ai développé mes machines ont gardé un lien avec moi malgré mes délires de perfection. Et ils m’appellent souvent pour reprendre les développements en cours, partager avec moi.
Je leur ai transmis mes obsessions. Je donne le cap, je fais la synthèse technique… Et eux m’apportent leurs collaborations. Donc je ne suis pas seul à conduire les développements de mes machines. J’ai le goût de bien m’entourer.

Les EERA sont des machines dont le R&D est poussé de la prise secteur jusqu’à la sortie audio. Nous commandons nos composants, nos chips à des entreprises taiwanaises, sur la base de recherches et de schémas que nous imposons. On développe nos propres softs. Sur un même clavier, les softs changent pour s’adapter à chaque machine, piloté par un bus I2C.


Je prends des Dacs très puissants, des 32bits, qui peuvent échantillonner à 760 kHz, que je fais travailler en 24 bits, à la limite. Et pour être confortable, il y a 16 DACs dans un Meister qui travaillent en ligne. Donc on a la puissance de 16 X 32 bits, pour ensuite les optimiser à la vitesse de travail imposée par le fichier, surtout sans sur-échantillonner, donc sans ajouter de bruit numérique.

 


LBS : Pas ou peu de récompenses accompagnent vos produits, pas de macaron, de médaille en chocolat ou de colifichet… Comment expliquez-vous ce manque de reconnaissance ?

DDL : C’est simple, j’ai décidé de ne plus donner mes appareils à ces revues. Je ne trouve pas leur démarche sérieuse. Les appareils empilés les uns sur les autres, les écoutes faites dans des pièces toutes petites. Pour la plupart, ce n’est pas un travail approfondi. Après la disparition de la Revue du Son, ce n’est plus professionnel. Il ne reste que les amateur passionnés.
Confier un banc d’essai à un magazine qui vit sur le troc d’espaces publicitaires à l’année. Quelle légitimité ?

 


LBS : Vous préparez d’autres appareils pour les mois prochains … Qu’aimeriez-vous proposer dans les prochaines années ?

DDL : Sort en fin d’année un ampli haut de gamme intégrant un DAC, puis en 2021 un modèle d’intégré plus petit au format d’un Andante. Si mes appareils sont matures,
La gamme des DACs va encore s’étoffer dans les deux sens, un plus petit DAC et un autre très haut de gamme.

 

LBS : Comme d’autres fabricants, vous connaissez la production actuelle.
Quelles marques vous tiennent en haleine ? Vous invite à l’écoute ? Qu’aimez-vous de la production HiFi actuelle ?


DDL :
Les premiers Wadia m’avaient bluffés. Leurs DACS fouillaient réellement la musique.

Et puis, je garde un extraordinaire souvenir des enceintes Lemda de Strad-Audio.
Aujourd’hui, dans la directe lignée de Strad-Audio, les Ppfff font parties de ces enceintes miracles qui offrent le plus de sensations, de vie, de charnel, de nuances… c’est la musique.

LBS : Merci Didier de Luca pour la sincérité et la qualité de cet échange.